- PERCEPTION DE L’ART
- PERCEPTION DE L’ARTIl n’est pas certain que le choix du terme psychophysiologie de l’art soit le plus adéquat pour désigner le domaine de la recherche dont il sera question plus loin et encore moins celui de perception de l’art. Certes, les frontières de la psychophysiologie sont suffisamment souples pour laisser place aux arts. Son domaine s’étend traditionnellement de l’étude du fonctionnement des récepteurs (psychophysiologie sensorielle) à la vie affective. Or, toute approche scientifique de l’art passe nécessairement par l’étude de la perception et par celle de l’affectivité. En regardant le bilan de plus d’un siècle de recherches sur l’art, on constate que le problème n’a été que rarement abordé directement par les psychophysiologistes. La grande majorité des recherches sur l’art ont été réalisées par des spécialistes de la perception, de la psychophysique, de la cognition. Il est vrai que, depuis quelques décennies, les limites entre ces sciences et la psychophysiologie tendent, sinon à disparaître, du moins à s’estomper. Dans ces conditions, il vaudrait mieux commencer l’étude par la discipline dans laquelle l’approche scientifique de l’art a débuté.Vers 1870, G. T. Fechner propose une approche expérimentale de l’art qui part d’«en bas», c’est-à-dire des éléments constituants d’une œuvre, pour parvenir à l’esthétique «en haut», donc à l’œuvre dans sa totalité.L’influence des idées de Fechner décroît dès le premier quart du XXe siècle et s’estompe devant les thèses des gestaltistes, partisans de l’unité indécomposable des phénomènes perçus.Pourtant, en 1932, le mathématicien G. D. Birkhoff, fidèle aux principes de Fechner, propose d’exprimer la beauté par la formule mathématique simple: M = O/C, où M est la mesure de la beauté, O l’ordre et C la complexité. Délibérément empirique, cette proposition, dans le droit fil de l’esthétique spéculative classique (uniformité dans la diversité), ne trouve aucune justification solide, malgré plusieurs tentatives de vérification expérimentale. Rejetée par la pensée esthétique de son temps, la théorie de Birkhoff retrouve une certaine faveur vers 1960 et devient l’une des bases de l’esthétique informationnelle.Parallèlement, en 1938, N. Rashevsky, l’un des fondateurs de la biologie mathématique, publie d’importants travaux sur la perception visuelle, travaux comportant des «références spéciales à l’esthétique». Il propose d’expliquer la réaction esthétique par un système neurophysiologique fondé sur le mécanisme excitation/inhibition des neurones en relation avec les mouvements des yeux et un hypothétique centre cortical du plaisir. Rejetée à l’époque, cette théorie semble plus acceptable aujourd’hui, bien que le mécanisme réel de la réaction esthétique ne corresponde pas exactement à celui que postulait Rashevsky.Les années 1950 voient la naissance simultanée, à Paris autour de Robert Francès, à Boston et Toronto autour de D. E. Berlyne, d’une autre approche expérimentale de l’esthétique, approche dénommée ultérieurement «esthétique expérimentale nouvelle». En 1958, R. Francès publie La Perception de la musique , aboutissement de dix ans de travaux, au terme desquels il considère la perception, sans laquelle il n’y a «ni connaissance ni théorie de la connaissance», comme la base de l’esthétique. Mais, pour lui, la perception musicale est un phénomène complexe, lié à l’expérience esthétique, à l’apprentissage et à l’acculturation et n’ayant que de lointains rapports avec l’audition. On oriente ainsi la recherche vers la psychosociologie et la sociologie – domaine que nous n’examinerons pas ici –, plus que vers la physiologie.Le propos de Berlyne est quelque peu différent. Ce psychologue, fortement influencé par C. L. Hull et les behavioristes, part lui aussi de l’expérience sensorielle, mais s’attache à fonder les phénomènes observés ou expérimentés sur un mécanisme physiologique ou biologique. Le titre de son principal ouvrage Aesthetics and Psychobiology est significatif à cet égard.Des centres hédoniquesD’un point de vue psychophysiologique, l’étude de l’art est fréquemment rattachée à celle de l’émotion, bien qu’on soit encore loin d’un consensus quant au caractère émotif du comportement esthétique. Cependant, l’empathie – ou, plus explicitement, l’Einfühlung allemand – joue un rôle incontestable dans de nombreuses théories esthétiques. Berlyne lui-même évoque souvent la motivation, le drive, la pulsion, toutes notions éminemment affectives. Mais dans un domaine aussi neuf, les connaissances actuelles sont insuffisantes pour démêler avec certitude l’avéré de l’hypothétique et du faux; il est donc indispensable d’être particulièrement prudent lorsqu’on parle d’émotion en esthétique.En 1954, J. Olds et P. Milner démontrent, par des expériences convaincantes, qu’un rat baisse un levier en vue de déclencher une impulsion électrique dans des régions déterminées (septum) de son propre cerveau, sans aucune raison apparente. L’excitation ainsi provoquée est vraisemblablement «plaisante». Voilà donc découverts les centres de plaisir dont parlait Rashevsky. On localise également d’autres centres voisins, dont l’excitation entraîne une réponse contraire. Certains philosophes s’empressent alors d’évoquer des centres Éros et Thanatos. Les neurophysiologistes, quant à eux, mettent en garde contre toute tentation d’anthropomorphisme. Des recherches sont entreprises pour localiser ces zones que Berlyne nomme centres hédoniques. Il semble que de nombreuses régions du diencéphale et du mésencéphale possèdent la propriété de provoquer des plaisirs. Ces centres jouent un rôle de renforcement positif dans les conduites et sont couplés aux centres suscitant les renforcements négatifs. Finalement, avec trois centres et deux mécanismes, Berlyne parvient à reproduire la fameuse courbe de Wundt (cf. figure), en utilisant le fonctionnement antagoniste des centres de renforcement négatifs et positifs. Mais ces régions sous-corticales interviennent d’une autre manière en esthétique expérimentale. Lindsley, en étudiant les systèmes réticulo-thalamo-corticaux, émet l’hypothèse d’un continuum d’activation, un continuum d’arousal (fonction d’éveil), s’étendant entre l’absence totale d’émotion et l’émotion intense. Cette théorie est fondée sur cinq observations de nature psychophysiologique:– l’enregistrement d’électro-encéphalographe (EEG) pendant l’état émotif révèle une «activation» caractérisée par la diminution des ondes cérébrales alpha et l’augmentation des ondes de haute fréquence et bas voltage;– telle forme d’EEG peut être produite par la stimulation du système d’activation réticulaire (SAR);– la restitution des ondes alpha est susceptible d’être obtenue par la destruction du SAR;– le comportement associé aux ondes alpha ainsi obtenues est l’antithèse de l’émotion: apathie, léthargie, somnolence;– la décharge du système réticulaire vers le centre moteur entraînant la manifestation de l’émotion a un mécanisme comparable à l’activation décrite ci-dessus (première observation).Lorsque les physiologistes parlent de l’émotion provoquée par les systèmes limbiques, il s’agit plutôt d’émotions dites fortes, telles que peur, colère ou rage, sans grande relation avec une émotion «fine» comme l’émotion esthétique. Pourtant, le message émis par le système réticulé, quelle que soit sa forme, commence par avoir des effets minimes, provoquant sur tout le cortex une excitation légère et diffuse, nécessaire au maintien en état d’éveil. L’une des principales fonctions de l’arousal est précisément ce maintien de l’état d’éveil et la régulation du sommeil.De solides expérimentations ont montré que l’excitation électrique modérée de l’hypothalamus provoque, chez le chat du moins, un état émotif poussant l’animal à chercher l’excitation sans mobile, l’excitation pour elle-même. En augmentant le niveau de celle-ci, l’état émotif assimilé au plaisir semble tout d’abord croître, puis s’affaiblir, pour finalement arriver aux émotions inverses. Voici donc la courbe de Wundt-Berlyne expérimentalement justifiée. Or, les structures physiologiques et anatomiques sous-jacentes de l’arousal peuvent être activées de trois manières différentes: 1. le système est sensible à certaines substances chimiques, aux hormones sécrétées par les glandes endocrines véhiculées par le sang; 2. les voies sensorielles envoient des fibres collatérales vers la formation réticulée, plus sensible aux durées et à l’intensité qu’à la qualité; 3. enfin, certaines fibres conduisent l’excitation d’origine corticale vers les régions sous-corticales intéressées. L’excitation transmise par ces fibres joue un rôle important dans le fonctionnement de l’arousal, lorsque la stimulation requiert une analyse perceptive, une recherche de signification, bref, l’intervention des processus cognitifs. Ainsi, de la littérature à l’architecture en passant par la musique, le système d’arousal couvre la quasi-totalité du domaine esthétique. Toutes les excitations provenant des domaines sensoriels ou cognitifs peuvent déclencher l’arousal et, par là, provoquer des émotions de nature esthétique. Dans ces conditions, il est légitime de supposer que la complexité de la stimulation intervient de façon notable dans le déclenchement du mécanisme d’arousal et dans l’excitation des centres hédoniques.L’augmentation du niveau d’excitation en fonction de la complexité de la stimulation paraît, en effet, plausible. Pour tirer pleinement profit de ces dispositions, il faut que l’esthétique expérimentale démontre:– que l’arousal augmente avec la complexité du stimulus physique;– que la complexité du stimulus physique a un effet sur l’esthétique.Bien des chercheurs, et, en premier, ceux de l’école de Toronto, se sont appliqués à vérifier ces deux points, sans parvenir à apporter de preuve définitive. Cependant, de nombreux résultats électrophysiologiques attestent une relation étroite entre la complexité et l’arousal; la désynchronisation des ondes alpha, par exemple, dépend de la complexité de la stimulation. De même, des travaux ont mis en lumière l’existence d’une relation entre le sentiment esthétique et la complexité. Ainsi, il semble que les formes trop simples, aussi bien visuelles que sonores, soient jugées peu plaisantes. En augmentant la complexité, ces formes deviennent de plus en plus agréables. Enfin, après avoir atteint un certain seuil, elles deviennent progressivement déplaisantes. (La fonction qui décrit ce phénomène a la forme d’un U renversé.) Les résultats de certaines recherches statistiques et historiques s’accordent assez bien avec ceux de l’expérimentation. Il apparaît que la complexité des compositions musicales augmente depuis la Renaissance, exception faite d’une courte période néo-classique au cours des années vingt.Le rôle des hémisphèresLa psychophysiologie et la neurophysiologie modernes ouvrent la voie à un autre type de recherches. On sait, depuis la seconde moitié du XIXe siècle, que les hémisphères cérébraux fonctionnent différemment, en dépit de leur apparente ressemblance. Cette hypothèse de l’asymétrie de fonctionnement repose sur les observations de l’anthropologiste P. Broca concernant des malades atteints de lésions de l’hémisphère gauche. Souffrant de défaillance de la parole, ces malades, dans les cas les plus graves, sont dans l’incapacité de parler. Confirmée par C. Wernicke et par les recherches modernes, cette observation conduit à localiser dans l’hémisphère des zones «capables d’entendre, de parler, de lire, d’écrire», etc. Il faut considérer comme un fait établi que l’hémisphère gauche est plus rapide, plus prompt à identifier les stimuli verbaux, alors que l’hémisphère droit est plus efficace quant au traitement de l’image visuelle. Plus généralement, les fonctions verbales, les formations de concepts et les abstractions dépendraient de l’hémisphère gauche; les activités non verbales, les perceptions de l’image et de l’espace dépendraient de l’hémisphère droit. Chacun aurait donc une fonction spécifique, bien que, sous certaines conditions, il puisse suppléer l’autre dans l’exécution de telles ou telles tâches. Mais les deux hémisphères étant reliés au niveau du corps calleux, il est difficile, chez un sujet normal, de savoir lequel des deux est au travail à un moment donné. Ici, plus que jamais, une extrême circonspection s’impose car les investigations sérieuses ne font que commencer. Néanmoins, sous réserve de solides vérifications, certains faits peuvent être d’une grande importance pour l’esthétique. Ainsi, puisque l’hémisphère droit semble jouer un rôle déterminant dans la perception visuelle comme dans la perception de l’espace, un sujet atteint d’une grave lésion dans cette zone devrait être incapable de dessiner, d’assembler des formes, de manipuler des éléments spatiaux. Or, plusieurs études prouvent qu’un tableau est jugé plus harmonieux si les principaux éléments de la composition se trouvent du côté gauche de l’image, côté qui, en raison du croisement des nerfs optiques, se projette sur l’hémisphère droit. Sur 1 474 portraits examinés, 891 satisfont à cette exigence, de même que 48 autoportraits de Rembrandt sur 57. Le côté gauche de l’image paraît plus important, bien que les mouvements des yeux assurent la répartition de l’excitation sur les deux hémisphères. Mais des statistiques plus détaillées, distinguant portraits d’hommes et portraits de femmes, réduisent sensiblement la portée de ces résultats.En ce qui concerne l’audition, l’hémisphère gauche serait sensible au timbre et le droit à la hauteur. Selon certains chercheurs, les lésions du cortex droit perturberaient la perception d’un ensemble sonore complexe, alors que celles du cortex gauche troubleraient l’identification des sons. Par ailleurs, d’autres chercheurs avancent que la surdité musicale peut résulter aussi bien de lésions du cortex droit que du cortex gauche.L’étude du rôle des hémisphères est encore plus riche de perspectives pour une science expérimentale de l’art. Il apparaîtrait que la réaction émotionnelle dépende surtout de l’hémisphère droit, qui serait donc le siège de l’image, de la mélodie, bref, de l’art, l’hémisphère gauche étant source de la pensée concrète, logique et de son expression verbale.Détecteur spécifique, inhibition latéraleÀ partir de la perception, la physiologie permet, sans nécessairement faire référence à l’affectivité, une autre approche de l’esthétique. De nombreuses hypothèses postulent en effet que l’art, du moins les formes d’art directement soumises à un système sensoriel (musique, arts plastiques...), trouve ses sources dans ce système même. Ainsi, les règles de l’art devraient-elles se déduire, d’une façon ou d’une autre, du fonctionnement du mécanisme sensoriel.La visionLa lumière tombe sur la rétine, déclenche une excitation qui chemine le long des voies optiques vers les cortex visuels. Tout au long de ces voies, le message sensoriel subit des transformations dont chacune pourrait avoir un rôle dans la perception esthétique.Au XIXe siècle, E. Mach découvre un phénomène curieux dont l’étude a mis en lumière, dans les années 1960, une organisation des neurones caractérisée par trois faits: l’existence de connexions excitatrices et inhibitrices; celle d’interactions latérales; enfin, celle de convergences.Simplifié à l’extrême, le mécanisme est le suivant: chaque cellule ganglionnaire reçoit des excitations à partir des éléments rétiniens se trouvant dans son champ (champ récepteur). Chaque cellule ganglionnaire reçoit donc des informations d’un grand nombre de photorécepteurs. Le champ récepteur a une structure complexe: son centre est excitateur (ou inhibiteur) et le pourtour est inhibiteur (ou excitateur). Les cellules ainsi organisées peuvent constituer des ensembles de récepteurs plus vastes, répondant sélectivement aux excitations horizontales, verticales ou obliques, ensembles capables de reconnaître des angles, des lignes, des formes. On conçoit l’intérêt d’un tel système pour le fonctionnement de l’arousal ou d’autres mécanismes intervenant dans le plaisir esthétique. On retrouve ainsi, sous une forme plus élaborée, l’idée exprimée par Rashevsky en 1938. De plus, il devient clair que les mouvements des yeux ne jouent pas seulement le rôle limité d’un simple indicateur, mais participent effectivement à l’élaboration d’une réponse esthétique. Il est à peu près certain que la composition d’une œuvre d’art picturale dépend de la forme d’exploration visuelle. C’est le mouvement des yeux qui transforme le stimulus visuel essentiellement spatial en une succession d’impulsions temporelles.Il existe un autre modèle fondé sur l’interaction spatio-temporelle des systèmes sensoriels, fort utile en esthétique expérimentale. Par une série d’expériences irréfutables dans toutes les modalités sensorielles, G. von Békésy démontre que deux stimulations s’additionnent si leurs origines sont voisines ou, au contraire, s’atténuent ou s’annulent si elles sont situées à une certaine distance. Il appelle «unité sensorielle» un couple de neurones agissant ainsi en synergie. La conséquence de ce mécanisme sur la perception est une exagération notable des différences d’intensité ou de qualité. Avec la période réfractaire des neurones, ce mécanisme constitue l’une des bases sensorielles de toute organisation perceptive et revêt une grande importance pour l’esthétique expérimentale. Il permet, entre autres, de mettre un point final à la polémique séculaire concernant l’existence du contour des formes dans la nature. David, Delacroix et les impressionnistes ne voulaient pas délimiter les formes par un contour comme le faisaient Ingres et ses disciples. On comprend le point de vue de Cézanne rompant avec la technique impressionniste en cernant les objets sur ses toiles par des lignes. Entre deux plages juxtaposées, d’intensité différente, il y a nécessairement un, voire deux contours dus à l’effet de Mach.L’auditionOn sait aujourd’hui que toute théorie musicale fondée sur un rapport numérique précis doit être rejetée. L’octave perçue subjectivement, par exemple, correspond à des fréquences dont le rapport est légèrement supérieur à deux, alors que les théories mathématiques exigent que ce rapport soit égal à deux. De même, les diverses théories physiques élaborées à partir de la résonance des cordes vibrantes sont plus ou moins erronées. Le Clavecin bien tempéré n’est pas accordé selon la gamme des mathématiciens ni selon celle des physiciens. À l’évidence, il ne peut exister de fondement théorique à la musique qu’en référence au système psychophysiologique du récepteur et à la stimulation physique. On trouve, dans la perception auditive, un mécanisme identique à celui de la perception visuelle. Les travaux qui valurent le prix Nobel à G. von Békésy concernent précisément l’audition. Le cochlea est organisé d’une manière qui facilite toute interaction spatio-temporelle des neurones. À partir de considérations physiologiques, en séparant le côté chromatique de la hauteur du stimulus sonore, on parvient à obtenir un son qui semble descendre pendant que la fréquence augmente. Cela constitue une des preuves que la musique, ainsi que certains autres arts, dépend dans une large mesure des données psychophysiologiques.
Encyclopédie Universelle. 2012.